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26/10/2012

La face obscure du miracle indien

Par Catherine Morand, journaliste

 

L’expression est de la romancière indienne Arundhati Roy, qui évoque régulièrement dans ses écrits le sort de centaines de millions de paysans, spoliés de leurs terres, livrés aux multinationales de l’agrobusiness, sans appui ni protection de l’Etat, véritables laissés pour compte du « miracle » économique indien, alors qu’ils représentent plus de 70% de la population.

 

Ces véritables « damnés de la terre » - qui croupissent dans une misère sans issue, se suicident pas dizaines de milliers en absorbant des pesticides, quittent leur lopin de terre, étranglés qu’ils sont par des dettes - ont repris en ce début du mois d’octobre 2012 leur bâton de pèlerin pour crier leur désespoir, et marché, marché, marché, sur des centaines de kilomètres. Une « marche de la justice » coordonnée par le mouvement Ekta Parishad, qui s’inspire de la « marche du sel » menée par Gandhi en 1930 pour arracher l’indépendance aux colons britanniques.

 

Ils avaient déjà été des milliers à marcher en octobre 2007 pour exiger une véritable réforme foncière, qui leur permettrait de devenir propriétaires de la terre qu’ils cultivent depuis des générations, et d’échapper ainsi à la prédation de l’Etat central et des sociétés privées de l’agrobusiness qui font main basse sur la terre. Mais sans succès.

 

Le 11 octobre dernier en revanche, une semaine seulement après le début de la marche de quelque 100'000 paysans sur la capitale Dehli, le gouvernement indien a fait une volte-face spectaculaire en s’engageant à procéder rapidement à une réforme agraire majeure. Du coup, les marcheurs ont mis un terme à leur périple, dans la ville d’Agra qui abrite le Taj Mahal, pour célébrer cette victoire, en parlant de ce 11 octobre 2012 comme « d’un jour historique dans une cité historique ».

 

Le gouvernement central de Dehli s’est engagé à convaincre chaque Etat de mettre rapidement en œuvre une réforme agraire, à présenter d’ici 6 mois une directive qui offre un meilleur droit au logement et à l’accès à la terre pour des millions de paysans, et promis la mise en place de tribunaux spéciaux afin de résoudre les conflits interminables autour de la propriété de terres, qui opposent souvent des paysans à des grandes compagnies actives dans l’agrobusiness.

 

Une semaine plus tard, le 19 octobre 2012, le prestigieux quotidien économique indien « The Economic Times » lâchait une autre « bombe » en annonçant dans ses colonnes qu’un comité de six experts scientifiques indiens de premier plan, mandatés par la Cour Suprême recommandait un moratoire de dix ans et l’arrêt total des essais en plein champ de l’ensemble des cultures génétiquement modifiées, coton transgénique compris.

 

Si le moratoire était confirmé, cela représenterait une belle victoire pour toutes les organisations paysannes, de protection de l’environnement, de consommateurs, qui luttent et résistent depuis des années à l’introduction d’OGM dans l’agriculture indienne. Ainsi que pour l’ancien ministre de l’environnement Jairam Ramesh qui avait exigé un moratoire sur l’introduction d’une variété d’aubergine transgénique estampillée Monsanto, malgré les pressions insensées de la compagnie américaine, qui exerce un lobby incessant sur les élus indiens.

 

En apprenant cette nouvelle, j’ai aussitôt repensé aux villages indiens dans lesquels je me suis rendue il y a trois ans, inondés par une publicité outrancière de Monsanto et de Syngenta, vantant les bienfaits de leur coton transgénique, mettant en scène des gourous ou des acteurs de Bollywood, pour les aider à convaincre les paysans indiens d’acheter leurs semences de coton génétiquement modifiées, qu’ils devront racheter chaque année au prix fort. Les récentes recommandations du comité d’experts scientifiques auprès de la Cour Suprême représentent en tout cas un véritable pied de nez au très puissant lobby agrogénétique indien, animé et soutenu par Monsanto, Syngenta et quelques autres. (publié dans le quotidien Le Courrier, Genève, 26.10.2012)

20/10/2012

Un problème ? Vite un mur...

Par Catherine Morand, journaliste

 

 Cest fou ce que les murs ont la cote en ce moment. Depuis la chute du mur de Berlin et à l'heure de la mondialisation plus ou moins triomphante, on pensait pourtant leur ère révolue. Or c'est tout le contraire qui est en train de se passer, avec le retour en force des grandes muraille et des barbelés sur la prairie. Dernières constructions en date : la Grèce qui bâtit une muraille sur sa frontière avec la Turquie ; ou celle qu'est en train d'ériger le Pakistan le long de sa frontière avec l'Afghanistan pour empêcher les infiltrations de talibans, qui devrait mesurer à terme 32 km de long, et traverser le territoire pachtoune.

 

Un problème à résoudre, vite un mur ? Les exemples pullulent, en tout cas, aux quatre coins de la planète : la Thaïlande a ainsi dévoilé son projet de construire un mur de 75 km sur sa frontière avec la Malaisie pour empêcher le passage de "terroristes". Les plus connus : le mur de quelque 1200 km que l'administration Bush avait ordonné de bâtir entre les Etats-Unis et le Mexique pour renforcer les barrières déjà existantes, celui de plusieurs centaines de kilomètres qui sépare Israël et la Cisjordanie, les clôtures de barbelés encerclant les enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla au Maroc, contre lesquelles viennent se fracasser les migrants.

 

L'Inde s'est également lancée dans la construction d'une barrière de 3300 km pour endiguer l'immigration venue du Bangladesh. Le Botswana a mis en place une clôture électrique de 480 km sur sa frontière avec le Zimbabwe pour limiter l'immigration en provenance de ce pays ; et l'Arabie Saoudite est en train d'ériger des murs dotés de matériel de contrôle ultrasophistiqué pour se protéger au nord de l'Irak et au sud du Yémen.

 

Mais est-ce bien raisonnable d'imaginer que les problèmes liés à l'immigration, au "terrorisme", à la misère, puissent être résolus en truffant la planète de murs et de miradors ?

 

La construction de murs par l'armée américaine pour séparer les quartiers sunnites et chiites de Bagdad avait résonné comme un formidable aveu d'impuissance de parvenir à toute solution politique. Une entreprise qui avait été ensuite stoppée par les nouvelles autorités irakiennes.

 

Le désir de se "protéger" derrière des remparts est devenu une réalité, y compris au coeur des grandes métropoles, où les nantis ont de plus en plus tendance à se retrancher dans de véritables forteresses, voire à chercher refuge dans des quartiers "privatisés", où l'on n'accède que par des check points contrôlés par des gardes armés.

 

Abidjan en sait quelque chose. Pour se protéger des bandits de grand chemin comme des milices armées, les habitants de la capitale économique n'ont cessé, au cours de ces dernières années, d'ériger des murs de plus en plus haut, hérissés de barbelés ou de tessons de bouteilles, pour protéger leur quartier, leur maison, leur cour, quitte à se retrouver dans de véritables fours, tant l'air n'arrive plus à circuler. Pauvre Perle des Lagunes désormais striée de hauts murs, dont les habitants zigzaguent entre des barrières et des portails, censés les protéger du malheur.

 

En Europe aussi, les murs ont également fini par surgir. Par exemple dans la ville italienne de Padoue, où les autorités ont fait construire un mur d'acier de 84 mètres de long sur 3 mètres de haut pour séparer un quartier d'immigrés d'un quartier résidentiel…

 

Les murs du monde ? Autant d'aveux d'impuissance, véritable degré zéro de l'action politique. Les dirigeants n'arrivant plus à maîtriser les problèmes liés à l'immigration, au grand banditisme, au "terrorisme ", ou tout simplement à l'extrême pauvreté des uns et à la richesse indécente des autres, cherchent à les résoudre en construisant des murs. Et en se barricadant eux-mêmes derrière de hautes murailles, comme les seigneurs du Moyen Âge. (Publié dans Le Matin Dimanche, Fraternité Matin)

 

19/10/2012

Dans le film "Viva Riva", c'est Kinshasa qui crève l'écran

Par Catherine Morand, journaliste

 

Pendant longtemps, les cinéphiles africains durent se contenter de regarder des films de gangsters ou des séries policières tournées aux USA, en Europe ou en Asie, comme si c’est là-bas seulement que des malfrats sévissaient. Paradoxe : alors que chaque jour, les médias nationaux rendaient compte des actions d’éclat de bandits chevronnés, de règlements de compte entre trafiquants, sur les écrans des cinémas -  lorsqu’il y avait encore des salles -  étaient projetés des films racontant la vie au village, donnant à voir l’image d’une Afrique immuable et traditionnelle, un peu ennuyeuse, mais qui plaît tellement aux Occidentaux.

 

C’est justement pour plaire aux bailleurs de fonds et obtenir des financements pour leurs films que les cinéastes, surtout en Afrique francophone, ont souvent tourné des images qui ne plaisaient guère à un public urbain, vivant à 100 à l’heure dans des mégalopoles trépidantes. Mais que les Blancs adoraient aller voir dans les festivals. Ils y retrouvaient l’Afrique éternelle qui peuple leur inconscient, avec ses cases en toit de chaume, ses animaux majestueux, ses valeureux habitants en habits traditionnels, et des canaris en terre un peu partout…

 

Rien de tout cela dans le film « Viva Riva » du cinéaste congolais Djo Munga, qui a déboulé sur les écrans telle une météorite, et qui remporte partout un succès phénoménal. C’est l’histoire d’un voyou, Riva, au charme irrésistible, qui revient à Kinshasa les poches pleines de dollars, à bord d’un camion volé, bourré de carburant, qu’il compte bien revendre au prix fort dans cette mégalopole qui en manque cruellement. C’était compter sans un gang d’Angolais cruels et déterminés, qui mettront la ville sans dessus dessous jusqu’à ce qu’ils retrouvent le jeune dandy, qui, dans la nuit moite de Kin, brûle sa vie par les deux bouts, les femmes, l’argent, le sexe, tandis que la Skol et la Primus coulent à flot.

 

Mais le véritable héros du film, qui crève l’écran, le personnage principal, c’est Kinshasa, filmée avec amour, comme elle ne l’a jamais été, par un Djo Munga très inspiré, attaché à cette ville qui l’a vu naître, aujourd’hui meurtrie, bouillonnante, qu’on sent pulser avec l’énergie du désespoir, mais avec aussi ce grain de folie qui séduit tant. Une caméra comme hallucinée s’arrête sur ses façades lépreuses, plonge dans la faune interlope des boîtes de nuit, s’arrête sur la beauté d’une femme, majestueuse, dont Riva s’éprend – l’actrice franco-ivoirienne Manie Malone, éblouissante – replonge dans la saleté repoussante d’un commissariat, les bordels où travaillent des créatures enduites de kaolin, pour finir en course poursuite à bord de limousines, sur fond de crépitement d’armes à feu.

 

Le spectateur, ravi, en redemande. Le film fait un tabac partout où il est projeté. L’acteur principal qui incarne Riva, le chanteur de R’n’B congolais Pasha Bay Mkuna, racontait dernièrement lors de la présentation de son film qu’en l’absence de salles de cinéma dignes de ce nom, tous les Kinois avaient téléchargé « Viva Riva » sur leur clé USB. Tout en insistant pour dire à quel point une mégalopole comme Kinshasa est le cadre parfait pour tourner un thriller, sans même avoir à le compléter avec des décors factices, puisque tout y est…

 

On est loin de l’Afrique immuable et de la vie au village. Et les cinéphiles se réjouissent de cette tendance lourde. Le réalisateur burkinabé Boubakar Diallo tourne par exemple régulièrement des films à succès, qui ont pour nom Traque à Ouaga, Sam le Caïd, qui ne laissent aucun doute sur la trame de leur scénario. Mais souvenez-vous : déjà en 1988, l’Ivoirien Sidiki Babaka avait réalisé Les Guérisseurs, un thriller urbain qui avait pour cadre Abidjan, dans lequel il mettait en scène des malfrats sans foi ni loi qui s’affrontait à coups de millions de francs CFA. Un précurseur, en quelque sorte. (publié dans le quotidien Fraternité Matin, Abidjan, le 19.10.2012)