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23/08/2012

Des visas et des hommes

Par Catherine Morand, journaliste

Obtenir un visa pour aller en Europe ou aux Etats-Unis est devenu une véritable galère, qui décourage les plus motivés et les plus endurcis. A Abidjan, comme à Quito, Peshawar ou ailleurs dans ce qu’il est convenu d’appeler l’hémisphère Sud, dès l’aube, et souvent même pendant la nuit, de longues files se forment devant les ambassades et les consulats de France, des Etats-Unis, de Grande-Bretagne, de Suisse, transformés en autant de bunkers inaccessibles. Avec à la clé, parfois, des journées entières à attendre sous un soleil de plomb ou des pluies diluviennes, et, en prime, les remarques désagréables, voire les brutalités, des vigiles et autres forces de l’ordre chargés d’encadrer la foule des demandeurs de visas. Lesquels ne se privent d’ailleurs pas, parfois, de racketter celles et ceux qui cherchent à écourter leur attente et accéder plus rapidement au guichet. C’est donc tout un petit trafic qui tend à se développer dans le périmètre des ambassades, qui débouche parfois sur des scandales retentissants.

Lorsqu’on parvient enfin à pénétrer dans les bureaux du consulat ou de l’ambassade, c’est souvent pour y subir les humiliations de la part d’un personnel méprisant et suspicieux, qui exige des recommandations à l’infini, vous faisant revenir à de multiples reprises jusqu’à ce que vous ayez fourni les pièces les plus invraisemblables. On voudrait décourager les gens d’aller en Europe qu’on ne s’y prendrait pas autrement. A tel point que les consulats et les ambassades des pays occidentaux dans de nombreux pays du monde sont devenus de facto des zones de non droits, mettant en oeuvre une politique d’octroi des visas qui ressemble de plus en plus à une politique de non entrée en matière, quel que soit le cas de figure.

Certes, chaque pays a le droit de décider qui peut pénétrer ou non sur son territoire. Mais faut-il pour autant infliger des humiliations en cascade à toutes celles et ceux qui souhaitent aller faire un séjour en Europe, à tel point qu’une simple demande de visa devienne un véritable calvaire ?Lassés par de tels comportements, certains pays ont d’ailleurs opté pour le principe de réciprocité. C’est notamment le cas du Brésil, qui a décidé d’exiger un visa aux citoyens européens désireux de passer une partie de l’hiver sur les plages de Rio, ainsi que l’obligation humiliante des empreintes digitales aux Américains, comme ceux-ci l’exigent des citoyens brésiliens. Le Sénégal fait désormais de même, et exige une demande de visa à tous les ressortissants dont le pays exige des Sénégalais un visa avant d’y accéder, chaque pays se voyant ainsi rendre la monnaie de sa pièce.

Y aurait-il deux poids deux mesures ? Car durant les périodes qui précèdent leurs vacances, les Européens se précipitent eux aussi sur les ambassades et les consulats de pays lointains, pour solliciter un visa, avant de se rendre aux quatre coins de la planète, histoire de décompresser un peu, de se prélasser sur des plages de rêve ou de découvrir d’autres cultures. Une demande de visa n’est qu’une simple formalité, accomplie sans problèmes et très rapidement. De nombreux pays touristiques n’exigent d’ailleurs même plus de visa de la part des Européens, pour faciliter leur venue. Tandis que dans le sens inverse, c’est galère, humiliations et compagnie.

Mais est-ce bien raisonnable que la mobilité au niveau international soit devenue l’apanage des citoyens des seuls pays européens et nord-américains, ainsi que d’une petite élite de pays perçus comme présentant un « risque migratoire » ? L’écrasante majorité des habitants de régions entières sont désormais assignés à résidence à vie. Ou alors condamnés à recourir à des moyens illégaux pour voyager dans ces pays occidentaux qu’ils ont pourtant appris à aimer de toutes sortes de manières, mais qu’ils n’auront jamais la chance de voir en vrai, ni pour changer d’air, ni pour découvrir d’autres cultures, et pas plus pour rendre visite à des amis ou de la famille. (publié dans le quotidien Fraternité Matin (Abidjan, Côte d’Ivoire)

 

18/08/2012

La disneylandisation du monde

Par Catherine Morand, journaliste

C’est la période des vacances. Et question destinations, nous avons le choix : le monde entier, les lieux les plus incroyables sont à portée de main, de clic pourrait-on dire, puisqu’on peut désormais tout réserver, planifier via internet. Y compris le tour à dos d’éléphant en Thaïlande, la danse de guerriers Masaï au Kenya, la montée du Corcovado à Rio, ou encore le concert de cor des Alpes aux Diablerets.   A force de cliquer sur les offres ou de feuilleter les pages des catalogues, on finit cependant par être pris d’une sorte de vertige: et si le monde entier n’était plus qu’un gigantesque parc à thèmes, une sorte de Disneyland à l’échelle planétaire, avec, à la clé, une mise en scène des populations locales, des traditions, des lieux, pour correspondre au mieux à ce que nous rêvons de photographier? Exagéré? Voire. Nous autres petits Suisses avons déjà eu l’occasion de voir à quel point les milliers de Japonais, et désormais de Chinois, d’Indiens qui se ruent sur nos Alpes pendant leurs vacances, veulent absolument ramener chez eux les clichés dont ils rêvent: des chalets proprets garnis de géraniums, des prairies truffées de vaches et d’alpages. Et nous autres les autochtones, nous sommes tolérés sur la photo à condition que nous ressemblions à Heidi sur l’Alpe, à un armailli ou à un lanceur de drapeau. Hé bien ailleurs, c’est pareil. Logique. Vous et moi n’allons pas faire des milliers de kilomètres pour aller photographier des Chinois au McDonald’s, des Sénégalais en costard-cravate ou des Brésiliens dans des supermarchés. Non, ce que nous voulons, c’est de l’au-then-tique. Alors, face à la demande, l’offre n’a cessé de se développer, de s’affiner. Et aujourd’hui, nous y sommes: les autochtones des pays lointains savent désormais ce que nous voulons.

Des exemples? Ils sont légion. Au pays dogon au Mali, notre guide sait parfaitement, sans que nous ayons à le lui rappeler, que nous ne voulons voir ni voiture, ni antenne, ni téléphone portable sur nos petits films; et que les danseurs doivent enlever leur montre avant d’exécuter la danse des masques. Et lorsque nous allons aux Maldives jouer les Robinson Crusoé – le top pour les gros budgets – les indigènes sont les bienvenus pour apporter d’exotiques cocktails sur la terrasse du bungalow; mais qu’ils ne s’avisent pas d’importuner leurs richissimes hôtes, par exemple pour leur vendre des souvenirs.        Ah la la, les souvenirs de vacances, nous en faisons des kilomètres chaque été pour en ramener, des masques authentiques d’Afrique du Sud, des attrape-rêves confectionnés par les Indiens d’Amérique, des boomerangs d’Australie sculptés par les Aborigènes. Las. La quasi-totalité de nos souvenirs sont désormais fabriqués à la chaîne dans les zones économiques spéciales de Shanghai. Même s’ils ne portent pas la fatale étiquette «Made in China». Plutôt que de râler, réjouissons-nous plutôt que tout soit fait pour que nos rêves soient réalisables. Et nos rêves, de plus en plus veulent du sauvage, du non civilisé, de la brousse. Le continent africain qui incarne le paradis perdu est le cadre idéal. Et sa disneylandisation avance à marche forcée. Les parcs naturels d’où les autochtones sont chassés se multiplient, pour laisser place aux animaux somptueux qui habitent notre inconscient. Et si parfois, les indigènes se mettent à danser spontanément sur notre passage, que demander de plus? C’est d’ailleurs tout aussi spontanément que nous faisons jaillir nos caméras et nos iPhones. Pour immortaliser ces moments si inoubliables, que nous en oublierions presque qu’ils ont été fabriqués de toutes pièces, pour ressembler au plus près à ce que nous avions imaginé. Et ce pourquoi nous avons payé. (publié dans le quotidien Le Courrier (Genève)

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16/08/2012

Kinshasa, ville miroir de notre futur ?

De loin, Kinshasa a un côté terrifiant. Pensez donc, une ville qui a poussé à tire-larigot, de manière totalement anarchique, dont le nombre estimé d’habitants oscille entre 7 et 10 millions. On aurait presque peur d’y mettre un pied, craignant de se faire dépouiller illico presto, dans un contexte d’«Etat néant» généralisé. Pourtant, au bas de l’immeuble où j’ai passé quelques jours la semaine dernière, en plein centre-ville, dans le quartier de la Gombe, j’ai assisté à des scènes de la vie quotidienne très éloignées de cette vision d’une mégalopole apocalyptique. Juste la vie avec ses enfants qui vont à l’école catholique voisine, qu’on entend compter et chanter, des petits métiers qui arpentent les quartiers en proposant leurs services à la criée, des pousse-pousseurs qui crapahutent sur les routes en terre en tirant leur chargement.

Reste que Kinshasa a un côté fascinant. Imaginez un peu: des millions de personnes qui inventent leur vie chaque jour, pas de jobs, des petits boulots auto-créés à l’infini, dans un environnement urbain improbable, le système D devenu la norme. Des transports publics chaotiques et laissés à l’abandon, des gens qui marchent des kilomètres pour aller travailler, des routes défoncées en terre battue même au centre-ville; des quartiers entiers privés d’électricité pendant des semaines – adieu frigos, congélateurs, fers à repasser, bonjour le retour au fer à charbon. Les services publics ont disparu de la circulation, tout se paie: l’école, les soins de santé, c’est marche ou crève, sans filets, sans assurances sociales.

Au fur et à mesure qu’on évolue dans cette mégalopole pour en prendre le pouls, on ne peut s’empêcher toutefois de faire des parallèles avec la situation qui prévaut ailleurs, sous d’autres cieux, traumatisés par la crise financière et le durcissement social qui ne finit pas de s’ensuivre. Et si, au bout du compte, Kinshasa n’était que la ville miroir de notre futur? Une sorte d’exacerbation ultime de tendances qu’on peut percevoir avec plus ou moins d’acuité partout ailleurs dans le monde?
Ce qui frappe dans la topographie de la ville, ce sont les extrêmes. Des quartiers entiers formés de bicoques, trois tôles deux planches, où vivent des familles entières. Des «parcelles» surpeuplées. Et à côté, des immeubles et des villas de luxe, des quartiers privatisés et gardés par des vigiles, dans lesquels on ne pénètre pas sans avoir montré patte blanche, où cohabitent, avec leurs 4x4, les expatriés, les richissimes Congolais proches du pouvoir, les représentants d’organisations internationales qui font flamber le prix de l’immobilier. Avec la crise financière et la tendance lourde résumée par «les riches toujours plus riches, les pauvres toujours plus pauvres», cette configuration prend de l’ampleur sur tous les continents.

A Kinshasa, on voit aussi des gens cultiver leur manioc avec beaucoup de soin. Chaque matin, je me faisais réveiller par le chant du coq. Une impression de vie au village, même en plein centre-ville, qui accrédite la thèse d’une «mégalopole en voie de ruralisation». Avec la crise, dans les grandes villes américaines et européennes, un nombre croissant de citadins cultivent désormais eux aussi leur petit jardin, avec quelques poules en sus, histoire d’améliorer l’ordinaire.
Kinshasa incarne à l’extrême la (sur)vie dans un contexte où la répartition des richesses – immenses pour ce qui concerne le Congo – est totalement délirante, entre ceux qui se gavent et ceux qui crèvent la bouche ouverte. Une ville miraculée, habitée par des gens qui font preuve d’un courage et d’une dignité qui forcent l’admiration. Une mégalopole qu’on aurait tort de considérer comme une exception. Mais bel et bien comme le miroir de notre propre futur.