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29/10/2013

Comment remplir les pirogues pour Malte ou Lampedusa ?

Par Catherine Morand, journaliste

Dans une interview publiée le 19 octobre 2013 dans les colonnes de la « Neue Zürcher Zeitung » la conseillère fédérale Simonetta Sommaruga lâchait une petite bombe en estimant que les grandes sociétés du secteur des matières premières portent une part de responsabilité dans les tragédies des migrants qui se noient par centaines au large des côtes européennes. Selon elle, l’exploitation du sol des pays en développement ne laisse quasiment rien aux populations locales, qui émigrent en masse par manque de perspectives. « Nous devons également contribuer à améliorer cette situation, notamment parce qu’on trouve aussi de telles entreprises en Suisse », avait-elle ajouté.

Une position courageuse, qui reflète bien la réalité. Malgré les richesses naturelles dont de nombreux pays sont abondamment pourvus, la population n’en tire guère d’avantages, et pas non plus de jobs pour une jeunesse désoeuvrée et clochardisée. Parmi tous les malheureux qui s’entassent dans des pirogues en direction de Lampedusa, Malte ou des Canaries, figurent certes des ressortissants de pays en guerre. Mais on trouve également d’innombrables jeunes qui, n’ayant aucun perspective, aucun avenir professionnel dans leur pays, font le pari fou d’émigrer en Europe à bord de rafiots déglingués, dans l’espoir de pouvoir aider leurs familles restées au pays, depuis cet eldorado.

Le Niger, pays au sous-sol richissime en uranium, pétrole, or, mais figurant parmi les nations les plus pauvres du monde, en est la parfaite illustration. Au début de ce mois d’octobre pourtant, son premier ministre annonçait que le Niger allait « passer au peigne fin » ses contrats miniers avec le géant français Areva, qui exploite l’uranium du pays depuis près d’un demi-siècle, les estimant « déséquilibrés ». Une grande première : ces contrats, qui arrivent à terme à la fin de cette année, sont reconduits tacitement depuis des décennies. Las. En guise de réponse aux autorités nigériennes, Areva vient d’annoncer que, dans ce contexte, il risquait devoir interrompre sa production d’uranium dans l’une de ses filiales minière au Niger. Le bras de fer ne fait que commencer…

Aujourd’hui comme hier, c’est quasiment mission impossible pour les pays riches en ressources naturelles que de vouloir en retirer des revenus qui leur permettraient d’améliorer les conditions de vie de leurs populations. Cela serait pourtant à la base de cette « lutte contre la pauvreté » que la communauté internationale répète sur tous les tons, comme un mantra, alors qu’au même moment les grands groupes miniers, pétroliers, mais aussi agroalimentaires ne lâchent sur rien. Tout en condamnant  des millions de personnes à une misère sans issue.

Comment s’étonner ensuite que la jeunesse de ces pays sautent dans la première pirogue venue pour chercher un ailleurs meilleur, ou soient tentées par les voies de l’extrémisme, religieux ou politique ? Les pays occidentaux dépensent des sommes colossales pour repousser les hordes de miséreux qui prennent d’assaut leurs frontières. Ne serait-il pas plus raisonnable de permettre à ces hommes et à ces femmes de pouvoir gagner correctement leur vie dans leur propre pays ?

Outre les groupes miniers, l’assaut actuellement donné par l’agrobusiness mondialisé aux terres africaines, en quête d’investissements qui rapportent vite et gros, va également contribuer à grossir les flots de miséreux, cherchant désespérément à gagner leur vie sous d’autres cieux. Dans des pays où 70% de la population vit encore du produit de l’agriculture, cet accaparement des terres vire à la tragédie. Lorsqu’il y a des siècles, les petits paysans européens avaient été chassés de leurs terres, cette main d’œuvre d’origine rurale avait pu trouver du travail dans les villes, en pleine révolution industrielle, ou émigrer dans les colonies et aux Amériques. Mais quelles usines, quel autre eldorado agricole pourra accueillir les paysans africains dépossédés de leurs terres ?

(publié dans le quotidien Le Temps, Genève, le 28 octobre 2013)