09/09/2012
Le paradis, c'est ailleurs ?
Par Catherine Morand, journaliste
Lydie est Ivoirienne. Elle vit en Suisse à Fribourg, s'est mariée à un Helvète dont elle est aujourd'hui séparée, et s'occupe de son fils qu'elle a fait venir d'Abidjan. Elle bosse dur, des horaires de dingue, des montagnes de factures à payer chaque mois. Et en prime, sa famille qui appelle non stop d'Abidjan ou du village pour lui demander d'envoyer de l'argent. " Je ne peux même pas imaginer que tu sois en Europe, et que moi je sois là à souffrir comme ça", lui a récemment dit sa tante, et ça lui a fait mal. Pourtant, elle n'arrête pas d'envoyer de l'argent, mais on dirait que ça n'est jamais assez ; que là-bas, ils ne sont jamais contents. Lorsqu'elle est rentrée au pays pour les funérailles d'un membre de sa famille, c'est elle qui a tout payé. Mais ça n'a pas empêché ses parents au village de la harceler. " Toi, en Europe ! Mais pourquoi toi ? Nous ici, on a fait des sacrifices jusqu'ààà, et on n'est même pas arrivé jusqu'à Abidjan ", lui ont-ils crié. Quant à son oncle, il lui a carrément demandé de montrer son passeport pour vérifier si elle vivait réellement en Suisse ; et non pas cachée à Abidjan, mentant pour " faire malin sur eux ».
Lydie aimerait bien ne pas être touchée par la jalousie et la méchanceté de ses proches. Mais elle n'y arrive pas. Alors parfois, lorsque son coeur est trop lourd, et que ça lui pèse, elle raconte à ses amis suisses tous ces gens qui passent leur temps à la critiquer au pays, à dire qu'elle est méchante et égoïste, car elle a tout et eux rien; oubliant qu'à chacune de ses tanties, elle a envoyé de l'argent pour démarrer un petit commerce. Mais une semaine après, pschiiiiit, plus rien, tout s'était envolé, et il a fallu recommencer à donner… Lorsqu'en Suisse, elle se lève à l'aube, dans le froid et la nuit, pour se rendre à son travail, pénible, fatiguant, mal payé, elle pense souvent à tous ses cousins, garés à la maison, qui attendent tout des autres et rien d'eux-mêmes. Convaincus qu'un jour, la route se libérera pour eux aussi, et qu'ils partiront en Europe.
Les Ivoiriens que Lydie côtoie en Suisse, ce n'est pas ça non plus. Lorsqu'ils reviennent d'Abidjan, ils n'arrêtent pas de critiquer, de dire que le pays est devenu sale, que les maisons et les routes sont gâtées. " Ils feraient mieux d'encourager les gens à arranger, plutôt que de toujours critiquer ", regrette-t-elle. En fait, Lydie en veut beaucoup à tous ces Ivoiriens qui rentrent au pays en faisant les malins avec leurs blousons et leurs bottines, à tous ces " Parigots " avec leurs impers qui paradent sous la pluie au mois d'août lorsqu'ils sont en vacances à Abidjan, et qui font croire à leur entourage que là-bas, en Europe, c'est le paradis.
Bon, c'est vrai que si l'on y regarde de plus près, chacun de nous a dans sa tête un ailleurs meilleur, un paradis qui n'a rien à voir avec chez lui. Nous pouvons même passer à côté de notre vie et de l'endroit qui nous a vus naître, parce que dans notre tête, on est toujours ailleurs. J'y pensais l'autre jour à Genève en voyant déambuler des jeunes accoutrés comme les rappeurs américains qu'ils voient à longueur de clips évoluer sur MTV. Dans leur tête, c'est sûr, la Suisse, l'Europe, ça ne vaut rien. Ce sont les Etats-Unis et leurs rappeurs en casquette, les pantalons à mi-fesses, l'air déglingué, qui sont au top. Ces jeunes vivent à Genève, mais se rêvent à New York, projetés dans leur Amérique imaginaire, les écouteurs vissés sur les oreilles, avec de la musique US à plein tube. A chacun son rêve d'un ailleurs meilleur, donc. Dommage. Car à force d'imaginer que c'est mieux ailleurs, on se prive non seulement d'apprécier ce qu'on a chez soi. Mais aussi de se bouger pour faire changer les choses, pour que chez soi devienne meilleur, et trouver sa propre voie.
Il faut dire que c'est tellement plus facile d'imaginer qu'ailleurs, c'est mieux, et qu'un jour on arrivera là-bas, plutôt que de tout faire pour que là où l'on vit, ça devienne tellement bien, qu'on n'ait plus besoin de rêver d'aller vivre ailleurs. (paru dans le quotidien Fraternité Matin, Abidjan)
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